“J’aurais dû dire quelque chose”

Je suis assise à une grande table dans un bureau ouvert. Je suis pigiste et aujourd’hui je travaille chez un nouveau client, qui est en réunion à quelques mètres de moi, avec deux monsieurs dans la cinquantaine – pas assez vieux pour être mon père, mais plus vieux que moi d’au moins 10 ans.

Ils parlent de financement pour leur projet, et de comment ils vont demander à Monsieur X ou Monsieur Z de signer des chèques.

‘Tsé lui il est juif, il va te signer ça aucun problème’
J’avale mon café croche. J’ai vraiment envie de dire quelque chose, mais je n’ose pas. Je continue à travailler, les yeux rivés sur mon écran. Pour me distraire, je regarde la photo de mes filles, nées en Chine. Une ado et une pré-ado. Elles sont tellement rendues grandes, et depuis hier, on parle de l’attaque à Québec contre la communauté musulmane. Elles veulent envoyer des lettres aux enfants qui ont perdu leurs pères. C’est quelque chose qu’elles comprennent bien, leur papa est mort il y a à peine un an…
 
‘Si le consortium Chinois embarque, on va devoir engager une face Chinoise pour mieux représenter le projet’
OUCH. Là j’ai vraiment de la misère à ne rien dire. Après tout, si le projet ne passe pas, bye-bye la job de pigiste ici. Je mets mes écouteurs, je regarde mes filles sur mon écran et je poursuis mon boulot. Mon client sort du meeting pour prendre un appel et là les deux monsieurs sont seuls et ils jasent.
 
‘Tsé le juif lui il va faire ça pour la déduction d’impôt’
‘Mais si on est pogné avec les Chinois, ça va être pire’
Enfin, le meeting se termine et tout le monde quitte. Je suis seule devant mon écran. Ironie: hier soir, après un échange sur Facebook, une des responsables de Olive et Érable m’a demandé si j’aimerais partager une tranche de ma vie. Je me demandais ce que je pourrais bien écrire.
Oh, j’ai oublié de vous dire: je suis une bonne québécoise ‘de souche’, née à Montréal, ayant grandi sur la rive-sud et dans les Laurentides. Mais mon mari, le papa-maintenant-décédé de mes belles filles adoptées en Chine? Lui, il était juif. Et moi, je me suis convertie. Par conviction personnelle, personne ne m’a forcée.
Mais c’est sur que les deux gentils monsieurs eux, ils ne le savaient pas. Ils se sentaient en confiance avec juste des québécois blancs autour d’eux alors ils ont laissé tombé leur filtre de racistes.  C’est certain que s’ils avaient su que j’étais juive, ils n’auraient pas dit ça. Ou que mes filles sont chinoises, ils n’auraient pas dit ça non plus. Ils sont polis les monsieurs, ils ne disent pas ces choses là devant n’importe qui.
Imaginez-vous donc les choses que j’entends, parce que je passe inaperçue! Quand je suis avec mes amis juifs, j’en entends pas mal sur les paresseux québécois. Quand je suis avec les québécois, j’ai une oreille sur les juifs et l’autre sur les Chinois – et en passant, mes filles sont pas automatiquement bonnes à l’école et tranquilles à la maison. Et il y en a juste une qui a joué au violon. Elle a laissé tombé.  Je ne passe pas beaucoup de temps avec la communauté chinoise, mais encore là, je me fait dire que mes filles ne sont pas de ‘vraies’ chinoises.
Quand on est ensemble et que mes filles entendent ces choses là, c’est 100% clair que je dis quelque chose. Si c’est sécuritaire, je le dis directement à la personne – comme la gentille institutrice qui disait toujours en classe ‘C’est pas clair? Pourtant je parle pas en Chinois!’.
Mais j’ai aussi expliqué souvent à mes filles qu’il ne faut pas toujours confronter les gens car ce n’est pas toujours sécuritaire de le faire. Sauf qu’en bout de ligne, chaque fois que je reste silencieuse, les gentils monsieurs comme ceux-ci se donnent la permission de parler comme ça. Il faut mettre fin à ça. J’aurais dû dire quelque chose.
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